Pour se sentir vivant !

Encore un pas. Un petit pas. Ne plus penser qu’au prochain ravitaillement. Ne pas se projeter vers l’arrivée. Je ne sais pas où j’ai lu que psychologiquement il fallait casser la distance totale en petit tronçon. Cela faisait mieux passer la pilule. Comme une petite victoire à chaque fois. A chaque fois qu’on a atteint l’objectif plus proche… Mais cela ne fonctionne pas si bien. Car au fond de vous-même, vous gardez le chiffre fatal. 140, 80 ou 70. Les kilomètres ne passent pas si vite que ça. La souffrance est toujours au coin du sentier à vous guetter. Elle sent quand elle peut vous sauter dessus et qu’elle a le plus de chance de vous battre. Et vous avez beau la connaître, penser pouvoir l’amadouer, c’est bien elle qui maîtrise le jeu. Elle vous mène par le bout du nez… J’ai froid. J’ai soif. Je fais fondre dans ma main quelques centimètres cube de neige. Chaque pas devient de plus en plus difficile. La neige est partout et de plus en plus abondante. Parfois le pied s’enfonce de dix centimètres, parfois de quarante. C’est au petit bonheur la chance. Et ça épuise inexorablement…. On laisse dans ce combat inégal face aux éléments déchainés plus de force qu’il n’en faudrait. Sans cela la course promettait d’être dure. Elle en devient légendaire. J’essaye de penser à autre chose. Tous les coureurs qui me doublent sont silencieux. Comme tournés en eux-mêmes se racontant des choses qu’ils gardent secrètes. Peut-être inavouables. Bientôt le verglas prendra le relais de la neige. Il est plus traite que la dame blanche. Il est partout. Sur le bitume, dans le sentier. Et quand on pense l’avoir perdu de vue à jamais, que l’on reprend une petite foulée volontaire, il ressurgit soudain. Un petit caillou sur le sentier pourtant plein de feuilles. Et hop ! La chute est assurée. Le verglas ne fait pas de cadeaux. Il est plus dur que la neige… Autour de moi, c’est un combat de tous les instants. Dans une petite descente qui d’ordinaire doit se passer la fleur au fusil, l’allure a considérablement baissé… Un téméraire tente de passer un peu plus vite par la gauche. Il se ramasse aussitôt. « Ca va ? » « Oui, oui, pas de souci… » Il se relève avec peine et regagne le rang. Il ne jouera plus. Il a compris. Un peu plus loin deux bénévoles, nous indiquent avec des torches qu’il ne faut surtout pas passer tout droit. « Prenez sur la droite, là au milieu ça glisse trop ! » Un blessé a sorti sa couverture de survie. Il attend les secours et nous encourage. Il fait -10°C tout de même. Prions pour lui qu’ils arrivent bien vite !

Allez encore un pas. Le ravito n’est pas si loin. La chaleur de la tente surchauffée est prometteuse. Comme un oasis de chaleur dans un désert glacée. Le monde est fou. Nous sommes fous. Je pense à ceux à qui j’avais promis de serrer les dents pour atteindre l’autre bout. Je pense à ceux aussi qui n’ont pas la possibilité de courir ainsi, malades ou simplement occupés à survivre dans leur vie quotidienne. Je ferme les yeux et je pense très fort à eux. Rien n’y fait. Ultime essai pour ma fille qui doit être bien au chaud sous sa couette et qui peut-être, allez savoir, pense aussi à moi dans un de ses rêves. Cela ne marche pas non plus. J’aimerais simplement discuter un peu avec celle que j’aime, la retrouver sur le prochain ravito. Je sais qu’elle n’est pas loin. Mais ici tout est noir. Finalement je me retrouve seul face à moi-même, ma douleur aussi… Seul avec des milliers de personnes autour de moi… Je sais depuis quelques dizaines de minutes que je vais en rester là. Je sais que le mental n’a pas suivi. Je le sais au plus profond de mon être et pourtant je ne suis pas malheureux. Je me dis que la plus belle chose qui soit dans la vie, c’est être le principal acteur de celle-ci. Faire ce que l’on a envie de faire, être là où on a envie d’être… J’ai passé une nuit inoubliable de toute façon. Je me sens tellement vivant… Là est l’essentiel !